Mondanités

Le temps suspendu« Bonjour »… Doni marquait toujours un temps d’arrêt à cet instant précis. Depuis quelques temps, c’était devenu sa façon à elle de revendiquer son existence. Nouvelle dans l’équipe, elle avait d’abord vu les autres faire autour d’elle. Et Doni avait trouvé cela bien étrange au début, puis elle l’avait senti : cette frustration qui rend folle, cette envie presque irrépréhensible de leur sauter au visage… Alors Doni s’immobilisait le temps d’une respiration.

Doni profitait souvent de ce temps suspendu pour détailler son interlocuteur. En l’occurrence, cette femme avait de beaux cheveux roux qui tombaient lourdement sur ses épaules. Sa silhouette était fine, sa peau laiteuse. Face à cette femme, Doni se sentit soudain lourde et gauche. Tout comme ce jour où sa grand-mère l’avait autorisé à approcher de la vitrine aux poupées de porcelaine. Fascinée par leur pureté et par les gestes si mesurés de sa grand-mère, la jeune Doni avait à peine osé respirer.

Cette femme ressemblait à une de ces poupées de porcelaine. Appuyée sur son tabouret haut, Doni ressentait l’impératif de faire attention, d’être la douceur incarnée. C’est donc avec toute la délicatesse du monde qu’elle laissa son regard remonter jusqu’au visage de la belle. Habillée de cette crinière de feu, la poupée présentait un visage heureux, parsemé de taches de rousseur et parfaitement assorti ce qu’elle avait de plus marquant : ses yeux. Des yeux d’un vert si sombre, si profond qu’ils tiraient vers le noir. Il devait être facile de se noyer dans ces yeux-là !

Doni aurait aimé détailler plus attentivement le vert de ces yeux, mais elle dut bien se contenter d’un aperçu parce que la dame ne répondit jamais à son bonjour. Elle ne leva d’ailleurs même pas la tête. Pas plus qu’elle ne daigna sortir ses achats de son sac. Le temps de la respiration s’éternisa donc quelques secondes… puis, résignée, Doni brisa l’instant : « excusez-moi. Pourriez-vous sortir vos achats de… »

Doni ravala ses mots. Elle parlait dans le vide. Alors, pour la millième fois dans cette journée qui commençait à peine, elle céda. Elle sortit elle-même le fatras de plantes, de pots miniatures et d’engrais du lourd cabas bleu avant de commencer à enregistrer les produits puis de les replacer dans le sac. Tout en présentant sa carte bancaire, la poupée jeta un œil dans le cabas, émit un court soupir, y rectifia la position d’une de ses plantes.

C’est avec un nœud dans la gorge et envahie par la sensation de n’être personne que Doni prit le temps de regarder cette femme de porcelaine s’éloigner. Elle était partie comme elle était arrivée : sans un merci, sans un au revoir, sans un regard. « De toute façon je m’en fous ! Demain je me casse: bye bye les grognasses, direction la plage, les beaux garçons tout bronzés, la fête, les vacances… le bonheur ! »

Derrière elle, une marmaille bruyante commençait à s’impatienter. « Bonjour… »

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